TOOTSIE GUERA

....................................................................................................Photographie: Jacques-Henri Lartigue

 

DATE PREVUE

ROBERT MOREL ECRIT A TOOTSIE GUERA

dimanche

Tootsie, je viens de relire, sous le marronnier d'Inde devant toutes les collines, vos 14 nouvelles pages de Date prévue, même si à la fin le titre change c'est tout de même bon de marcher avec un, avec celui-ci, et je n'ai pas été déçu, je crois que je ne risque plus de l'être parce que vous avancez, même si vous faites 3 pas en arrière, un retour en arrière, ce n'est pas pour contempler votre spectacle (sensation agaçante que j'avais eue avec le précédent manuscrit) (c'est ce que j'appelais votre manie de la construction) (un mot pour un autre, un mot par un autre, etc) (auteur !), c'est pour avancer, pour aller devant, au but: vie = mort = vie.

André de Richaud m'envoyait comme ça, page à page, ses livres, mais j'étais obligé de le payer page à page, pour qu'il ait de quoi boire, de quoi faire plaisir, et le courage de continuer.

Préservez cette simplicité abordée jusqu'ici avec juste cette pointe d'impudeur et de lucidité qui vous innocente de toute complaisance. J'ai hâte des pages suivantes.

A vous. Robert Morel

La femme enceinte traverse la mort. Pourquoi ce mot enceinte ?

 

 

Samedi

Je rêve de ne plus rien avoir à faire un jour qu'écrire, écouter et bavarder avec les auteurs ; c'est pour moi une des grandes joies de ce métier. Mais, finalement, c'est aussi pareil avec les lecteurs qui se manifestent, avec les libraires, les représentants, les imprimeurs et les relieurs, et très souvent c'est tout à fait le contraire avec les journalistes et toute cette meute prétentieuse dont Delphine Seyrig à si cruellement et justement parlé, un dimanche, à la Télévision.

Merci de la lettre rouge ; mais j'attends les pages suivantes.

Je ne crois pas qu'il faudrait beaucoup re-travailler « Date prévue », à moins d'avoir la lucidité et le grand courage de faire tomber deux ou dix mots, mais vous êtes beaucoup trop jeune pour ça. Je vous proposerai plutôt - c'est un peu fou, mais si vous le voulez aussi, j'en prends le risque - de remettre à l'imprimeur votre manuscrit, tel qu'il se présente. Vous apporterez ensuite vos corrections sur les épreuves, c'est-à-dire dans des conditions meilleures, devant un texte qui, physiquement, vous sera un peu étranger. Si vous chamboulez tout, tant pis pour moi, mais je crois que cette expérience - relire et mettre au point un manuscrit sous une forme imprimée - est très heureuse.

Oui, les carnets d'Emilie, une fois. C'est-à-dire ces rapports étranges entre la mère et la fille, la petite fille, et la petite fille qui est encore dans la mère, et ce mystère (qui nous contient) du silence, du regard, du sourire, du sommeil de l'enfant. Juste avant la communication, et la rouerie, avant les paroles organisées. C'est encore du nouveau roman, appliqué.

Je me méfie des histoires pour votre enfant. C'est une maladie qu'on a tous. Trouvez lui plutôt de très beaux livres d'enfants de tous les pays du monde : il y aura une variété, une richesse qu'aucun de nous, seul, ne peut donner.

Théâtre. Je crois bien, je crois oui que je ne pourrai pas m'empêcher, en 71, de lancer une collection de textes de théâtre, sous le titre de collection « THEATRE PRIVISOIRE », puisque aussi bien le théâtre, on sait plus ce que c'est. Elle s'ouvrirait avec des textes de Jean Cabriès, et de Ciccione. J'y retiens d'avance les vôtres. J'ai demandé à Odette de m'inventer une maquette, je voudrais des livres pas trop chers.

Vous n'irez pas à Mérindol ; mais j'irais sans doute à Paris avant l'automne, avez-vous un téléphone ?

Je vais annoncer « Date prévue », maintenant, à mes meilleurs amis. J'ai l'impression de leur faire, avec ce livre, un très beau cadeau.

Amitié, Tootsie. Robert Morel

 

 

TOOTSIE GUERA PARLE DE ROBERT MOREL

Robert Morel a été l’éditeur de ma vie. L’éditeur de ma vie comme on a un homme de sa vie. Mais l’homme de sa vie se remplace par un homme de sa vie, l’éditeur de sa vie ne se remplace pas par un éditeur de sa vie. Bien sûr il y a des passages d’éditeur, mais c’est flou, inconsistant. Une formalité passagère. Lui n’était pas une formalité.

Je ne savais pas que je rencontrerais Robert. Je ne lui avais pas proposé de manuscrit. Et il ne m’avait pas refusé de manuscrit. Je n’avais jamais lu les livres qu’il publiait. Je connaissais son existence à travers quelques articles d’un journal littéraire. Pas très fraternels. On lui en voulait. Un éditeur qui quittait Paris pour s’installer en pleine nature, c’était louche alors. On ne s’éloignait pas. Il y avait « Paris » et ailleurs, la petite France en quelque sorte, surtout en ce qui concernait la littérature. Lui était ailleurs. Il ne pouvait pas avoir de talent en vivant loin de Paris. Un fou, un cinglé, on disait qu’il faisait des fêtes on omettant d’inviter les paysans du coin, donc on lui en voulait un peu plus encore.

Et ce jour-là je l’ai rencontré. Parce qu’un ami peintre –Jean Bouchez- m’a emmenée à Forcalquier chez un ami commun à lui et à Robert Morel. Enfin nous a emmenés, celui qui devait être mon mari pour la vie était présent lui aussi. Et parce que les amis de nos amis nous invitent à déjeuner, et surtout parce que cet ami a dit immédiatement que son ami Robert et moi devions nous connaître, lui l’éditeur, moi qui voulais écrire, qui débutais à peine. Cet homme, merveilleux trait d’union, merveilleux de disponibilité, d’écoute de l’autre, était Lucien Henry, Lulu, marchand de tableaux. Il savait faire des liens entre deux personnes, des liens beaux et utiles. Je lui ai dit quelques mots de ce que je venais d’écrire, une première pièce radiophonique pour France-Culture, une première nouvelle dans un recueil de nouvelles chez Julliard. Il a téléphoné à son ami éditeur. « Vous devez vous rencontrer » m’a-t-il dit. « Nous allons prendre le café au Jas ». Pendant le café au Jas, Robert m’a dit qu’il me publierait un jour. Je ne savais pas que j’écrirais un livre sur l’attente de ma première fille, je ne savais d’ailleurs pas que peu de temps après j’attendrais une petite fille. Là j’étais éblouie par cette rencontre. Non seulement Robert, mais celle qui partageait sa vie, le Jas, et l’esthétique des collections, Odette Ducarre. Sa beauté, son talent. J’ai visité en surplus les ateliers. Je suis repartie les bras chargés des livres publiés. C’était magique.

J’écris dans mon cahier d’alors : «  Je suis bien stimulée par cette rencontre en Provence avec l’éditeur Robert Morel. Pour la première fois depuis mes rapports avec Pierre Javet, chez Julliard, il y a eu quelque chose de chaleureux, d’humain, dans un contact avec un éditeur. Je crois que cela va marcher et qu’il publiera mon livre. J’ai besoin que l’on me fasse confiance, et je crois que si l’on me fait confiance je ne décevrai pas ».

Puisqu’il « allait me publier » je lui ai envoyé quelques pages d’une sorte de récit que j’écrivais alors, exercice encore à l’état d’exercice. Pour lui aussi c’était, oui, un état d’exercice. Je lui écris, quelques semaines après notre rencontre : « Cher Monsieur, Vous souvenez-vous de moi ? Je suis venue vous voir avec votre ami Lucien Henry, et très contente de vous avoir connu. Voici mon roman, mais je n’ai pas tellement envie que vous le lisiez vraiment pour l’instant, puisque j’y travaille un peu à nouveau ; je voudrais arriver à mieux le cerner, le resserrer et le définir plus exactement pour le lecteur » Je vous envoie aussi la pièce radiophonique présentée à Knokke-le Zoute, « l’Invitation » et montée sur différentes radios. Je n’ai rien d’autre à vous montrer pour l’instant, une autre pièce « le suicide «  n’est pas encore achevée. La radio suisse vient de la demander pour la représenter au prochain prix Italia, je ne sais pas exactement en quoi cela consiste ».
Au sujet des livres qu’il m’a donnés : « j’ai beaucoup aimé « l’Amant » et « l’ Amante ». Lorsque j’ai compris de quoi il s’agissait, j’ai lu simultanément des passages des deux livres, et cela les rendait encore plus touchants.  Je n’ai pas encore lu les autres livres ».
Et je lui envoie des très sincères salutations.

Ce récit mystérieux ne semble pas l’intéresser outre mesure. Il m’écrit : « C’est ce que vous n’avez pas encore écrit, que vous êtes capable d’écrire, que vous n’écrirez peut-être jamais faute de doute et de modestie, c’est cela qui m’intéresse, c’est cela que je veux publier de vous. D’ailleurs ça vient déjà dans le théâtre où une forme extérieure vous oblige à abandonner quelques trucs littéraires qu’en ce moment vous adorez, alors que chaque livre – croyez-moi – mérite une forme personnelle et originale. Idem pour l’acteur, dans ses rôles, non ? » Il termine en écrivant : « comment vous dire mieux que je vous attends, et ma sympathie. En ps : avez-vous écrit ce livre mots-désirs sur votre grossesse ? J’aimerais le lire. Je vous répondrai du jour au lendemain, et ce pourrait être décisif ».

J’avais donc pris des notes pendant ma grossesse, et après la naissance un jour je me suis mise à écrire une dizaine de pages. Je les ai envoyées à Robert. Pas parce qu’il me publierait un jour, mais parce qu’il était devenu l’éditeur de ma vie. Il m’a répondu aussitôt. Début des lettres. Comment pouvait-il écrire autant de lettres ? Où et quand les écrivait-il ? Il faisait son travail d’éditeur, il était père de trois enfants et le temps enfants était pour lui si important. Il vouait un culte à Odette, et il regardait la nature. Où étaient ses nuits ?

Il m’écrit : « j’aime bien , c’est ventre, c’est regard, c’est peau, c’est vie vécue, c’est nuance ». « Ne bâtissez tout de même pas trop, il faut un peu de laisser-aller et de surprise (même pour vous) dans ce genre de livre à la première personne. «  Date prévue »  le mot est de vous. J’ai bien envie que vous en ayez envie pour le titre de ce livre. Je crois que date prévue définit bien votre démarche. On ne pas, et on sait.
Envoyez moi encore quelques pages, s’il vous plait. Je souhaiterais avant la rédaction définitive m’engager sur l’édition de ce livre, et vous donner le contrat à signer. Ecrivain plutôt (plus tôt) qu’éditeur, je sais la jubilation, la force, le pouvoir que peut apporter cette sécurité : l’assurance d’être publié…

Je vous fais confiance depuis le début, et vous l’avais avoué le jour même ».

C’était cela, son grand talent : il faisait confiance. Il croyait en l’écrivain. Il laissait cette liberté qui lui permettrait de s’accomplir. En plus il avait une particularité, une sorte de grâce : il donnait du talent à ses écrivains.

 

Je lui ai envoyé dix ou vingt pages à la fois, et un merveilleux mot – mot d’éditeur- arrivait à chaque fois.

Robert ne datait pas ses lettres, la plupart du temps. J’aime bien cette impression d’intemporel que cela peut laisser.

Le livre est sorti . La joie. Emilie en était abasourdie, et menait très bien le service de presse. Petit hommage comme seul pouvait le faire Robert Morel : il est sorti le jour de l’anniversaire de un an d’Emilie.

Ensuite il y a eu les projets, après l’achevé l’inachevé. Des volutes. Des mots restés dans leur écrin. J’ai rencontré Jacques Lartigue en l’interviewant pour le magazine féminin pour lequel je travaillais souvent alors, il m’a fait – lui et sa femme Florette - don de son amitié. J’ai voulu faire se rencontrer deux amitiés, deux talents exceptionnels. Là encore volutes. Jacques Lartigue m’écrit, alors que je viens de lui envoyer « date prévue » : Merci de ce clair, spirituel, souriant petit livre – le recevant à l’instant, je ne parle que de son « extérieur ». ( C’est donc Morel seul que je félicite… ensuite nous parlerons de vous). Puis un projet précis, né au cours d’un déjeuner. Une lettre suit : « Un petit livre sur moi fait par vous et lui = grande joie. ( Bien que je ne le mérite pas) » -en soulignant cette phrase en jaune-. « N’oubliez pas que je pars le 15 Mars. Merci d’avoir parlé de mon journal. Quel cadeau à lui faire cet éditeur-là ! » Mais ce cadeau-là n’a pas eu lieu. Les projets n’ont pas suivi, du Jas aux Plaines de Marnes, à quelques kilomètres de là. C’était peut-être trop de projets, trop pour un seul homme. Robert voulait grand, immense, parfait, il était le sans-limites fait homme, au moment même où commençait une lente ascension de dureté, d’âpreté pour ceux qui créaient ou marquaient leur temps à eux d’une façon différente. La lente régression de la vie artistique.

Dans les projets envolés il y a eu « les carnets d’Emilie ». Livre accepté, très vite un contrat. Il donne en passant, avant la lettre, une vue plutôt pessimiste de ce que deviendra le livre. Il avait même là un sens parfaitement juste, le sixième sens du livre.

« Ce ne sera pas un succès commercial, vous le savez aussi bien que moi, et malgré que tous nos livres soient maintenant en place à la Fnac. » « Si vous écriviez une seule page pour une agence de publicité, vous en tireriez bien davantage de profits matériels immédiats. Ca fausse le jugement, et l’usage littéraires. Ce n’est pas un phénomène, une situation absurde qui vous soit propre, ou qui soit propre à notre temps. Ca a toujours été comme ça. Dans dix ans ce sera pire.
Pleurnichons pas. Je suis votre éditeur, très endetté ; vous êtes mon écrivain (j’aimerais bien vous voir une fois dans vos enfants et dans votre campagne) ».

Puis dans une autre lettre un peu plus tard, alors que je viens de lui envoyer les avant-dernières pages, les plus belles phrases qu’un auteur puisse recevoir d’un éditeur. Il a lu à Odette. « Exactement comme pour « Date Prévue » je me suis trouvé avec votre manuscrit ( la seconde partie) dans les bras, Odette conduisant la voiture (une visite obligatoire des monuments historiques restaurés, avec Préfet, Architecte des Monuments Historiques, etc) tout l’après-midi, dans les collines, et comme la première fois, je lui ai lu votre manuscrit, ce fut un bon moment, et aussi extraordinaire, intense que la première fois (Pour les dernières pages, j’ai allumé la lampe de poche, il faisait nuit dehors). Cette situation identique, et involontaire, m’a beaucoup ému. Vous devez être heureuse d’avoir enfin écrit ce livre, cette expérience, où chacun se retrouvera par moment et se situera ; et puis, pour le lecteur, ce sentiment (une bouffée de bonheur) d’être aussi de votre compagnie, un ami, le lecteur vous fréquente ».
J’attends les dernières pages. Je cherchais un peu d’encens à vous envoyer en échange, mais ma réserve de Grèce est épuisée… .
Je vous embrasse

Robert

C’est la seule fois de ma vie qu’un éditeur a allumé une lampe de poche pour lire mes mots, et a eu une bouffée de bonheur. Mais aucun lecteur n’a eu de bouffée de bonheur. Le moment du maigre avait sonné. Notre amitié a continué. Chaque fois qu’il venait à Paris il venait nous voir. Si j’allais le chercher quelque part, il hurlait dans la voiture, les bras au ciel, terrorisé par ma façon de conduire, disait-il.

Parfois un léger tiraillement entre nous, parce que j’aurais bien aimé tout de même gagner quelques sous, ou parce qu’un de mes textes s’était perdu en Chine… Dans ses lettres, la bonne humeur restait intacte, la joie de faire, de créer, de projeter. La vie continuait. Et il envoyait sa bonne humeur à Emilie et à sa petite soeur :

Mercredi

Emilie ! moi aussi je te connais ! toi aussi tu es mon amie ! Ta maman a si bien parlé de toi dans les carnets d’E, que je te connais comme si tu étais dans ma poche ; et je t’entends rouspéter parce qu’elle n’est pas trouée et que tu ne peux pas sortir par en bas. Quand on se rencontrera une fois, on va bien rire, on fourira, toi tu sais ce que ça veut dire, toi tu emploies les mots tels qu’ils sont, tu n’es pas une intellectuelle, tu me plais.
Tu me racontera un jour un de tes rêves, ou tu me le dessineras.
Moi je fais des rêves, comme d’autres font des tartes, ou du cinéma, ou de la crème au chocolat (mais qui sait encore faire de la crème au chocolat ? personne. J’ai acheté 10 rectangles de chocolat l’autre jour à Genève, et je les ai cachés dans mon armoire, je crois que je les mangerai tout seul, parce que les autres n’aiment jamais autant le chocolat que moi. Même mon écriture, c’est du chocolat, mais sans sucre. C’est dégueulasse, le sucre, tu ne trouves pas ?).
Embrasse Sarah pour moi, elle est pas encore assez grande pour que je lui écrive une lettre. Dis, est-ce que tu dédicaceras –demande lui ce que ça veut dire si elle répond à tes questions- les Carnets d’E de Tootsie ? Moi j’aimerais oui.
Tu es en vacances. Moi pas encore C’est dans quelques années mes vacances. Salut chère Emilie !
Robert

 

Une lettre à Sarah, trois ans plus tard, elle a 6 ans

Chère petite Sarah,

Je t’avais promis une deuxième image chinoise, la voici. Toi tu m’as promis des histoires et tes images ; n’oublie pas. Je t’embrasse, Robert

Dis à ta sœur, à ton papa et à ta maman qu’eux aussi je les embrasse.

22 février 1980 je note dans mon journal :

Vu tout à l’heure, à Paris, dans une exposition d’écologie, etc « Marjolaine » mon Morel. Avec ses petits livres « je fais mon pain » « je bâtis ma maison» etc, et son monstre moral, sa curiosité, sa joie de vivre. Vu Odette trois minutes, qui repartait, trois mots, chaleureux. Ces gens-là, il savent sur-élever la vie. Ils savent garder la création continuelle, en vie.
Nous referons un enfant ensemble, c’est sûr. Un livre d’enfant. Après mon livre sur mon père, j’écrirai « je fais des enfants » pour sa collection 12-16 ans, qui s’adresse d’ailleurs à tous. Emilie – qui avait dix ans alors- m’a dit, en sortant, de Robert : « C’est ton père ».

Nous nous sommes vus plus souvent parce que nous avons habité la Provence un temps. Des soirées chez nous, chez eux, chez une comtesse belge à Gordes, chez mon beau-frère, peintre, à Lambesc, où j’ai fait la connaissance de Marol.

Il y a eu, destiné à être un petit livre, mais qui ne l’est pas devenu, même si Robert l’aimait beaucoup : « Toto chien d’écrivain » -Comment un chien de chasse devient chien d’écrivain-.

Toto raconte sa vie de chien. Par exemple comment il a fait de l’allergie aux chats d’Yves Navarre, que nous allions interviewer. Il raconte même Robert et Odette. « Nous sommes allés chez Robert, le premier éditeur de ma maîtresse. Dans la voiture, elle m’a dit : « Tu sais, Toto, un premier éditeur, c’est comme un premier amoureux, on l’aime toute sa vie. C’est tellement important un premier livre publié, c’est comme si on naissait vraiment. » Moi je ne l’ai pas aimé pour toute ma vie, Robert, même pas pour un jour. Parce qu’il m’a laissé dans le jardin. Il a dit que la place des chiens était dehors, les chiens dans les maisons, c’était le monde à l’envers. Peut-être que lui aurait pu rester dehors. Il avait une grande écharpe autour du cou, il n’aurait pas eu froid, lui. Il a dit encore qu’il n’aimait pas beaucoup les chiens, surtout les chiens d’écrivains, parce qu’il sont mal élevés, exigeants et paresseux comme leurs maîtres. Ma maîtresse a répondu : « Et que dire des éditeurs d’écrivains… Ils n’ont ni la tendresse des chiens, ni le talent des écrivains… »  Robert lui a répondu : « Il faudrait être un peu moins impertinente, pour trouver un nouvel éditeur. Un bon écrivain doit être heureux de ce qu’on lui donne, et heureux de ce qu’on ne lui donne pas, il doit comprendre qu’à certains moment on ne peut rien lui donner » « Comme un chien, exactement » a ajouté ma maîtresse. Robert a dit qu’il allait très mal digérer. J’ai vu qu’il faisait le triste, et j’ai fait le triste moi aussi. Robert m’a regardé : « Voilà qu’il fait le triste maintenant. Ils le font tous. Leurs maîtres leur apprennent ça pour apitoyer les éditeurs. » Odette, sa femme, est venue m’apporter un déjeuner dans un petit plat d’argent, et m’a fait entrer sous une véranda pleine de géraniums roses. Elle m’a dit : «  Tu sais Toto, il ne faut pas s’inquiéter pour eux, ils s’entendent comme un chien et un chat, mais ils s’aiment bien. » Et elle m’a chuchoté à l’oreille que, comme Robert faisait une sieste après le déjeuner, parce qu’il mange trop, elle me ferait entrer dans la maison. Moi, c’est la femme d’un éditeur que je pourrais aimer toute ma vie ».

C’est certainement ce jour-là, pendant la sieste de Toto qui s’était enfin endormi sous les géraniums d’Odette, que Robert, revenant de sa sieste, réajustant son écharpe, n’oubliant pas, même le dimanche, qu’il était éditeur, a donné un petit boulot à mes filles. Il s’agissait pour elles de participer à l’écriture, avec leur écriture, du livre « je crois au Père Noël » signé Marol et Morel. Leur signature est en bonne et due place : Sarah, Emilie. Et leur souvenir de ce moment aussi.

Dans cette période, j’ai fait un article sur Robert, pour Femina, magazine suisse auquel je collaborais régulièrement et où j’ avais, entre autres choses, une petite rubrique littéraire, que j’appelais « livres ouverts ». J’ai parlé du tandem Marol et Morel. Dans l’encadré qui ouvre l’article, trois questions à Robert :
- Qu’est-ce qu’un livre ?
- C’est quelqu’un. Pas besoin de commentaires n’est-ce-pas ? C’est quelqu’un !
- Qu’est-ce qu’un livre ouvert ?
- C’est comme si j’allais faire l’amour avec. C’est la communication. C’est la connivence. C’est la création du monde. Avec auparavant ce tremblement panique où on se demande si on va être l’un et l’autre assez libre, si ça va aller.
- Qu’est-ce qu’un livre fermé ?
- C’est avant ou c’est après l’amour. Peut-être même la mort. C’est-à-dire une autre vie, une autre manière de vivre. J’ai une bonne dizaine de livres ouverts sur mon lit, et je tâche de ne pas les faire tomber ou se fermer dans mon sommeil.

 

La dernière fois que j’ai vu Robert, il s’était arrêté pour dire bonjour, en passant, à Loriol du Comtat où nous habitions. Il allait acheter une provision d’un petit vin du pays de Beaumes de Venise, si léger, disait-il, qu’on pouvait même en boire toute la journée si l’on en avait envie. Je venais de me disputer avec mon mari encore mon mari, et j’étais montée pleurer dans ma chambre. Robert m’a rejointe, il m’a consolée, tout s’arrangerait, c’était normal une dispute, non disais-je ce n’était pas normal parce qu’il y en avait de plus en plus, même mon chien avait compris, il disait dans ses souvenirs de chien d’écrivain qu’un jour A ne reviendrait pas de tournage. Il nous oublierait tous. Je continuais à pleurer, parce que l’on ne peut pas pleurer très souvent dans sa vie en étant consolée par un éditeur. Il devenait éditeur à tout faire, papa, grand frère, ami, épaule. Il ne publiait plus, mais il consolait.

Comme rien ne s’est arrangé pour le couple en crise, il y a eu retour en Ile de France. Les prévisions de Toto se sont réalisées. Ensuite, seule avec mes petites filles, je suis partie en Belgique, pour continuer ma trajectoire de journaliste et de maman. Je me suis un peu coupée de la France, par manque de temps, de disponibilité, c’était un passage, ensuite je reprendrais tous les contacts juste suspendus…

J’ai appris un jour par hasard la mort de Lucien Henry. Il avait été sauvagement assassiné dans sa belle maison de Forcalquier. Alain Paire, galeriste libraire à Aix en Provence, dans un magnifique article hommage, au moment des vingt ans de sa mort, sur son site Internet, intitulé « Lucien Henry, le seigneur de Forcalquier », associait son nom à celui de Robert Morel, bien sûr, dans un paragraphe de son article. Et il parlait de « Lulu » de l'intelligence et l'allégresse qui éclairaient sa conversation, soulignant qu'il était sans arrogance, inimitablement bon, encourageant et joyeux, merveilleux de disponibilité, d’écoute de l’autre, et parlait de ses délicieuses prouesses culinaires. Il disait aussi : « Profondément injuste, la fin de sa vie n'est pas racontable ». Dans cette maison où s’étaient édifiées pour moi des futures relations éditeur-jeune écrivain, où j’étais allée souvent déjeuner par la suite, où j’avais rencontré des artistes exceptionnels, tels que Louis Pons.

Puis j’ai appris la mort de Robert, avec un décalage là aussi. Je n’ai pas connu la date exacte, j’ai lu deux versions. Rien de logique à nouveau, Robert Morel n’était pas un être très logique, sa mort ne pouvait pas l’être. Au moins je ne savais rien avec exactitude. Comme pour certaines de ses lettres, impression d’intemporel.

Revenue en France, en lisant le blog de Jean-Michel Devésa, organisateur d’un colloque à Bordeaux où j’étais invitée, je pouvais voir qu’il parlait de l’actualité de peintre de « son amie Marie Morel. ». Ce passé, ce passé-là a ressurgi, a refleuri, Robert a refleuri par sa fille et la petite phrase de Jean-Michel. On ne meurt pas en Robert Morel, on refleurit, on se propage. J’ai eu mon vrai temps présent, passé, ce jour-là. Moment immobile dans un souvenir, où tout est resté tel quel. « Je vous publierai un jour » dans ce paysage du Jas, à travers les baies revues par Odette, la beauté de la maison, de la table, l’écharpe de Robert, sa gaité, la présence de Lulu, et ces centaines de petits livres qui se pressent pour continuer leur cheminement.

Tootsie Guéra

 

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