De René Julliard à Robert Morel, Paris, le 28 décembre 1943
Mon cher Robert
Vous n'avez peut-être pas assez compris, dans ma lettre et dans la note jointe, que personne ne critiquait votre position et moins encore le but que vous cherchez à atteindre : mais nous disons que votre livre révèle mal cette position et ne vous permettra sans doute pas d'atteindre ce but. Autrement dit nous craignons, et nous sommes gens d'expérience unanimement d'accord là-dessus, que le lecteur ne considère La Mère comme un exercice littéraire intéressant, réussi à différents points de vue, mais qu'il se limite à cela son jugement.
Je reçois de notre ami F... une longue lettre très amicale, dans laquelle il me parle de vous. Je crois ne rien trahir en recopiant ici ce qu'il me dit :
« Robert Morel nage dans l'ascèse mystique. Je refuse de le suivre. Et de lui faire entendre raison. Je sais qu'il vous a envoyé son manuscrit sur La Mère. J'espère que vous en êtes content. Mais je crains que la direction « littéraire » prise par Robert le conduise à une impasse. Ces sortes d'ouvrages ni chair, ni poisson (il pourrait faire mieux) où il dilue sa poésie, ne seront pas de longue durée. Cette demi-érudition mêlée à de la poésie et de l'histoire sainte, non ! cela me fait penser à Delteil et nous savons ce que Delteil est devenu, et ses livres, ce qu'ils sont devenus. Robert a le souffle haletant et facile. Il est de braise ; il est fait pour embrasser brusquement : foudre qui tombe. Et je pense que seule la poésie, la sienne, est son vrai don. Ou des pages de prose courtes. Non ! Vie de Jésus, de Marie, de la Colombe ! Et pourquoi pas La vie illustre de Dieu ? J'ai envie de l'écrire, cette vie, pour me délasser ! Qu'en pensez-vous ? Je pense à Robert Morel, à sa vocation, à son talent. Il a en projets deux ou trois autres bouquins, pour lesquels il apprend l'hébreu. Il perd son temps et sa belle jeunesse et ses images de feu ! Je l'aime trop pour ne pas me soucier de son avenir. Je puis aussi me tromper. Ses lettres sont arrivées à un ton insoutenable : c'est de la haute température, et si seulement il voulait en tirer de la littérature ! mais il m'écrit qu'il s'en f... et qu'il a renoncé à la terre, aux hommes, aux livres. Je sais que c'est là une attitude de romantisme catholique assez curieuse à observer. Je vous en parle parce que je sais que vous l'aimez autant que moi. »
Vous voyez que dans son amitié comme dans sa grande connaissance de la « chose littéraire », F... me rejoint exactement.
Je vous demande donc de méditer tout cela et je fais appel à votre humilité profonde. Je n'ai pas l'intention, mon cher Robert, de vous tenir en bride. Je n'ai pas l'intention non plus de vous arrêter dans votre besoin d'exalter votre magnifique foi. Je ne veux pas mettre un capuchon sur votre ferveur. Au contraire, je veux simplement vous dire : votre art littéraire est un instrument ; il faut apprendre à vous en servir autrement, différemment peut-être, mieux en tous cas, si vous voulez qu'il serve utilement à votre sentiment, vos idées, voire votre passion.
De Robert Morel à René Juillard, le 30 décembre 1943
Mon cher René,
Je reçois votre lettre du 28 et sa toute prévenante amitié.
Parlons franchement.
La Mère ne sera pas uniquement considérées comme un exercice littéraire ; est-ce que la forme ne pourrait pas se mettre un fois au service (dans le sens de serviteur) de la foi, es-ce que l'eau ne pourrait pas se porter dans un vase ? Et ce vase que j'ai construit de ma petit expérience est pourtant bien peu orné ! Que je m'étonne det me peine encore de voir combien vous ne voyez trop que lui, au lieu de son contenu !
Le but de l'Annonciateur a été atteint : des lecteurs comme tous les lecteurs m'ont avoué comme un reproche qu'ils avaient dû quitter la lecture de on livre pour prendre celle de la Bible.
Le but de La Mère est déjà atteint. Bien franchement un prêtre hier me parlait des deux extraits parus pour la Noël dans L'Opinion et Positions, et disait : « On ignore tout cela. Tu enlèves tout le sucre d'orge et la légende autour de la naissance de Jésus. Ça fait du bien. On a justement besoin de cette humilité... »
F... peut bien penser ce qu'il veut, je ne chercherai pas à m'expliquer devant lui parce que justement je l'aime : et parce que je l'aime, je puis supporter son incompréhension, et toute la peine qui s'en suit.
F... n'a pas à se mêler de ma foi. Il ne la connaît point, malgré tout ce qui nous unit tous deux, et il connaît si mal le christianisme ! Je sais qu'il ne me veut point de mal, mais seulement m'éprouver. Pourtant ses termes et ses arguments sont tellement chargés de parti pris (contre les christianisme qu'il juge à partir des chrétiens) que l'effet produit sur moi n'est plus qu'affectif. F... n'a pas de religion, il me juge en dehors de moi. Et je suis plus attaché aux jugements autorisés d'un prêtre ou de ce Père M.N. dont je vous communiquerait les réactions.
Je suis libre aussi de prier aussi longtemps qu'il me plaît au lieu d'écrire, puisque cela m'est plus profitable, et certainement très profitable à mon oeuvre aussi.
Et d'écrire des vies de saints ! Les romans manqueraient-ils sur les marchés ? Est ce qu'une vie de saint ne vaudrait pas un roman ou une pièce de théâtre ? J'ai l'orgueil avoué de le croire, désirer et vouloir.
Ainsi d'ailleurs je sers mon Dieu et son peuple en rendant ce témoignage et le mien.
F... me veut poète.
J'ai fait l'expérience de Contre les hommes, et nous nous souvenons de cette séance au Théâtre des Célestins et des deux jours qui suivirent ! Et depuis des mois je ne tiens plus à être un poète public ! Je demeure poète de ma seule poésie, qui m'appartient en propre et qui appartient aux arbres et aux lapins de garenne, et à tout ce qui m'est fidèle : c'est-à-dire que je sais encore chanter, soyez sans crainte ! mais je chante au vent, je récite des poèmes en allant chercher le lait chaque matin ! Cela meurt en naissant. C'est mon éternité. Pourquoi me publier moi-même, je veux dire pourquoi me donner, de cette façon, dans des livres ? Non pas que je craigne les suites, vous le savez, mais puisque ma parole, malgré moi, est soumise, ne vaut-il pas mieux le silence ?
Si je vous ai bien compris, vous prétendez, vous, René, que j'amène mon style au service de ma pensée. Car je ne vous crois pas encore parvenu au point de ce F... qui, lui, voudrait que j'abandonne le christianisme pour être je ne sais quoi, et que j'abandonne l'histoire du christianisme pour être un homme de lettre. Il dit « écrivain », mais pour moi, cela veut dire homme de lettres, ce que je refuse fièrement et farouchement d'être.
Vous prétendez plutôt que j'amène mon style au service de ma foi.
Jean le Baptiste est un saint hirsute. Ce n'est pas moi qui l'ai inventé.Regardez toutes les représentations du Précurseur par Memling, Grünewald, Giotto, l'Ecole espagnole, italienne, etc., et dites-moi si mon style n'a pas donné cette impression de désert, de rocaille, d'aridité... (voir la critique).
La Mère est une humble femme. Je relève au hasard quelques lignes de mon manuscrit. « Yosé se fit inscrire sur le registre ; il avait dû attendre son tour, pressé par derrière et par devant ; il fit inscrire Miriam, fille de David, et par David fille d'Abram et par Abram fille d'Adam. Yosé ajouta son âge et son métier. » N'est-ce pas simplement dit, et honorablement dit, avec le ton de noblesse juste ce qu'il faut pour que la royauté de Marie, la Sainte vierge, se sente ?
Je ne vois vraiment pas, en ce moment, en quoi je peux modifier mon style. Je sais que c'est le secret désir de A.B. de me voir recommencer l'Annonciateur dans le style du Littré : mais si c'est à cela que ma carrière ( !) d'écrivain ( !) doit aboutir, et s'il ne s'agissait pas pour moi, en ce moment, de vivre de cette vie difficile, j'abandonnerais, - parce que je dois être à Dieu avant qu'à cinq mille hommes, de même que je dois être à tous les hommes avant qu'à cinq mille hommes. Et comment voulez-vous que je sois à tous les hommes, si je ne suis pas moi-même, si je deviens un petit F... ou un petit Napoléon ? Aussi bête et mauvais écolier que je sois, je préfère le demeurer que de me mettre dans le moule de n'importe lequel, si grand soit-il. Ce que je suis, je le suis. Ce que j'écris répond exactement à ce que je pense.
Si l'on ne peut pas m'écouter (car il ne s'agit pas de m'entendre, mais tout simplement de m'écouter - parce que ceux qui veulent m'entendre, amis ou lecteurs inconnus, m'entendent bien), je serai naturellement acculé au silence.
N'oubliez pas que j'ai accepté des responsabilités d'homme, dans cette vie, et que ce que je vous communique est le résultat d'un travail de recherches et de prières, en vue de rendre témoignage à la lumière et à la vérité. Je me tiens droit devant mon oeuvre parce que le Seigneur est mon Seigneur ; que Lui nous entende, et nous unisse.
Le 4 janvier 1944
A côté de cette peine qui m'est venue sourdement à partir de votre note et de ce mot de F..., et en somme de cet échec total de mes efforts, je me dois aussi de vous dire mes joies.
Avant même d'avoir terminé la lecture de mon manuscrit, le prêtre qui lit en ce moment La Mère, me dit qu'il est bouleversé de tout l'épanouissement qu'il y a trouvé car rapport à mon livre sur le Baptiste, qu'il avait d'ailleurs beaucoup aimé.
Pourquoi donc les êtres qui normalement devraient le plus être effrayés par mon livre (les êtres d'église) ne le sont-ils pas, et pourquoi sont-ce les païens qui sont scandalisés, alors que je ne leur veux aucun mal, bien au contraire ?
Mais en somme, si j'ai maintenant compris, vous reprochez à La Mère de ne pas rayonner, parlons franchement, de ne pas être assez un livre de propagande pour le Christianisme.
Mon livre ne convertira personne, vous avez raison de me le reprocher.
Je l'ai dit dans Mes Propos, reprochez-le à mon âme tout simplement, parce que mon style est mon âme, un vêtement de mon âme, que je ne travaille pas tant que mon âme elle-même. Mon style s'adapte à ma pensée, et je n'ai pas, par exemple, tout le travail d'expression à mettre en chantier, comme Marthe M... quand elle écrit. Il ne m'est pas possible de travailler mon style sur le papier. Je resterai un mois avant de trouver la forme d'une de mes pensées, mais tout le travail est mental, et le fruit de mon âme prend son écorce dans sa propre substance. Et c'est que ma foi n'est pas encore parvenue à un rayonnement (qu j'envie le P. de Lubac, à ce sujet !) si mon oeuvre ne porte pas à Dieu.
Mais j'ai dit aussi : « Qui peut juger ? »
Enfin je dois vous préciser que, moi, je ne veux convertir personne, René, Et que ce n'est pas là une force humaine mais une force de Dieu. Il faut attendre. Quand j'aurai dit : « Voyez ! » je pourrai dire : « Entendez ! » et ensuite : « Venez ! ». Toute mon oeuvre est là. J'y parviendrai avec la grâce de Dieu. Quitte à écrire mes livres à genoux ou debout, ou dans le froid, mais je forcerai la grâce à visiter mon oeuvre.
Extraits du livre "La Mère", Editions Littéraires de Monaco, 1944 Robert Morel avait 22 - 23 ans F... doit être François Mauriac
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