ODETTE DUCARRE

 

ET LES

 

LIVRES

       

 

J'ai voulu que le livre soit une chose, un être. Pour moi, le livre d'artiste était avant tout le livre que l'on confiait à Manessier, à Bazaine à l'époque, à d'autres aujourd'hui. Je le vois comme de grandes pages sur lesquelles l'artiste dépose une oeuvre. L'être qu'est le livre, ce n'est pas ça. Je n'ai pas envie non plus de parler du livre comme d'une sculpture. Il devient alors un livre-objet, ce qui n'a pas de rapport avec mon histoire. Le livre est, pour moi, un lieu de rencontre entre la forme, l'image, le texte. En fait, je pense que le livre est une architecture. On le construit, on le bâtit. Il est question surtout de donner du sens. Lorsqu'il arrive un manuscrit, il faut déjà s'en pénétrer, se demander ce que l'auteur a voulu exprimer. Et comment le rendre par l'impression. Car l'édition n'est pas autre chose que d'imprimer un texte. Je disais tout à l'heure l'influence qu'avait eue sur moi les dictionnaires. Une autre influence, très forte, plus tard, fut ma rencontre avec les imprimeurs. Cette manière de placer les paragraphes, de donner aux blancs toute leur importance, est une des plus belles choses que je connaisse. Un livre est imprimé à de nombreux exemplaires, mais chaque exemplaire est unique.

Un livre est fait de valeur, et une des plus importantes est le blanc. Je sais qu'au début de mon travail avec Robert, nous n'hésitions pas à faire commencer le livre par deux, trois, quatre, ou plus, feuilles blanches qui étaient une sorte d'attente imposée au lecteur. Comme en architecture, il existe des vestibules ou des antichambres. C'est-à-dire du temps. Mais j'ai aussi fait le contraire, des livres dont le texte commençait directement sur la couverture, mais celle-ci était blanche. C'est une idée dont je suis fière et qui a été souvent reprise depuis. La question la plus importante était. « Pourquoi un livre doit-il avoir une certaine forme ? » et je me la suis posée à chaque fois. J'ai beaucoup réfléchi, j'ai énormément travaillé sur cette contrainte : « comment redonner le sens ? »

 

Comment décrivez-vous l'éditeur Robert Morel face au livre ? A-t-il évolué ou changé pendant la période de votre collaboration ?

L'attitude de Robert face au livre était avant tout un engagement vis-à-vis de l'auteur et de son écriture. Un accord avec le personnage et le texte. Il était singulier, différent, il aimait prendre des risques. C'était un combattant. Intellectuel, social, politique, religieux. Il voulait aider les auteurs. Je pense à André de Richaud, auquel Robert donnait une somme d'argent pour une page écrite. Le « bougre » envoyait parfois deux lignes seulement en haut de la feuille. Robert était un seigneur.

Oui, il a évolué pendant notre collaboration. J'apportais mes différences, mon habileté, mes réflexions sur la poésie, la création. J'ai une puissance qu'il ne cherchait pas à contenir, qu'il activait au contraire. Nous avions horreur du fade. Ma folie naturelle lui convenait. Il m'admirait. Nous vivions passionnément la modernité, les arts, la peinture, la sculpture, le cinéma, l'architecture.

Je créais des livres (c'est de l'architecture), on m'a alors demandé de construire des maisons. Des tables des portes.

Réflexion sur le dedans, le dehors. L'intérieur, l'extérieur. Le livre est ouvert ou fermé. Le livre n'est pas un objet. La maison n'est pas un objet. Pour l'un ou pour l'autre, il faut travailler avec la technique. Mes livres sont souvent des portes, des passages. Parfois même à deux battants (Disapsalmata). Je ne suis pas mort d'André de Richaud est une porte noire, avec ces lucarnes. Sur mon exemplaire, la poussière a tatoué d'ombre la place de la lumière sur la page de garde. La tranche est fine, rouge ardent comme le signet et le titre sur dos. Heureusement, il y a eu autour de nous, de notre histoire, une équipe, tellement motivée. Techniciens passionnés. Des ingénieurs du livre, de l'imprimerie, de la reliure. Il fallait trouver, inventer, créer une nouvelle machine qui permit de réaliser « l'événement », à cinq mille exemplaires parfois Ce n'était pas un livre unique.

 

Extrait robert morel inventaire, édition Equinoxe

 

 

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Le grand éclectisme des titres, des sujets, des auteurs et des collections était-il un obstacle ou une stimulation pour notre travail ? Comment y réagissiez-vous au quotidien ? Aviez-vous une organisation particulière pour y faire face ?

Non, cela était sans importance. Ni obstacle, ni stimulation. Lire le texte manuscrit. Approcher l'auteur si possible, lui faire entendre notre démarche. Certains écrivains eussent peut-être préféré le livre traditionnel broché (auteur, titre, éditeur).

Je n'ai pas d'organisation particulière. Mais la solitude avant tout. Je ne sais pas vivre sans projet. Faire un livre ou autre chose devient acte de vivre. Passion.

Je commençais par réaliser une très petite maquette à l'échelle, en couleurs. Je l'apportais à Robert. J'expliquais les raisons, le sens. Chaque fois, il jubilait. Il acceptait toujours. Sans aucune retouche. Et malgré les difficultés de toutes sortes qui allaient commencer avec la réalisation. J'étais en compétition avec moi-même. Je parle toujours d'espace, de perspective, de nombre. De rapport entre tous les éléments.

 

Vous avez traité séparément toutes les parties constituantes du livre en les exacerbant : surprésence ou absence de la couverture des ou du signet, des pages de garde, des illustrations, etc... Aviez-vous une approche globale (théorique ?) ou est-ce le travail de l'institution ? Pourriez-vous donner des exemples ou rencontrer la fabrication d'un ou plusieurs livres ?

Ça commence par le format. La forme, le matériau, la matière. L'épaisseur. La couleur, les couleurs. Le papier. La typographie. La mise en page. Les titres, les blancs. Les pages vides nécessaires à la respiration. Indispensables. Chaque livre se termine par un des fameux achevés d'imprimés originaux de Robert. Sublime haïku.

La couverture, je pourrai dire la peau. Le toucher est l'avant goût de l'oeuvre. J'utilise les signets. J'aime ces rubans, discrets, soyeux ou rudes, en soie, en coton, en ficelle de chanvre (Sermons du curé d'Ars). Parfois, j'en utilise deux ou trois par volume, ou en flot de toutes les couleurs (Nippon, du Père Lelong).

Il y a eu trois ou quatre collections importantes : Les Célébrations : j'ai choisi le format carré. Quatre côté égaux, quatre angles droits. Le nom de la collection est imprimé sur le signet, large, en coton mercerisé. Le texte était toujours une commande de Robert à un auteur. Les sujets ordinaires, le pain, le vin, les fourmis, le rouge-gorge, la neige... Il me suffisait alors de suivre l'esprit, la personnalité du récit. L'analyse, pour trouver les caractères, la typographie, la mise en page. Et le contenant. Pour La Pomme de terre, de Jean Follain, je me souviens d'avoir coupé la pomme de terre en deux.

La collection blanche. C'est ma star ! Le livre est blanc, toujours blanc et lavable. Le texte commence sur la couverture. La première phrase est décisive. La couverture porte le numéro un de la pagination. Et la suite s'enchaîne normalement. Je suis étonnée de constater que plusieurs éditeurs ont par la suite repris ce concept.

 

En tant qu'artiste, et non en tant que maquettiste, comment choisissiez-vous les livres que vous avez imagés, illustrés ?

Robert n'avait pas de comité de lecture. Il faisait lire parfois les manuscrits reçus à ses proches ou amis. Il décidait seul de publier ou non. Je n'ai jamais fait le choix d'un livre.

Extrait robert morel inventaire, édition Equinoxe

 

 

 

 

La rencontre avec Robert et la vie avec lui furent le départ d'une autre manière de vivre : réflexion, travail, donner du sens et créer, inventer tout le temps.

L'aventure des éditions Robert Morel a commencé sans aucun moyen, dans l'immeuble de l'architecte Perret, à Paris.

Un des premiers livres édités : les Sermons du curé d'Ars (symbole, s'il en est, de la pauvreté). Ce fut, tout de suite, un énorme succès.

J'ai voulu faire exister un livre pauvre. Mais beau (la beauté ne coûte pas cher, c'est le luxe qui est coûteux). Une simple couverture noire : impression en bodoni, sur papier de coucher (le recyclé de l'époque). Signet en ficelle.

Aucune coquetterie artistique. Simple accord du texte, de l'auteur, de la couleur, des matières.

 

Comment te venait l'idée des maquettes ?

1 - Lecture du manuscrit. Analyse du texte avec Robert. Si possible, rencontre avec l'auteur (inoubliables journées avec Joseph Delteil...)

2 - Créer l'unité (correspondance dehors-dedans, intérieur-extérieur).

3 - Ne pas créer un objet, mais bâtir un livre.

Je n'ai jamais réalisé de livres-objets.

Ça n'a pas de sens de dire ça !

Comment penses-tu le livre ?

L'idée de collection est fascinante.

En 1967, j'ai créé « La Collection blanche » (pour les romans).

J'ai fait commencer le texte sur la première de couverture. On est tout de suite dans le récit. Ce concept a été récupéré par plusieurs éditeurs.

« Les Célébrations », la façon de faire célébrer d'une manière exceptionnelle un sujet par un auteur, comme une rencontre. Exemple : la pomme de terre et Jean Follain. Il y a plus de 60 titres dans la collection.

J'ai gardé toutes les maquettes préparatoires (à l'échelle du livre).

Petite fille, vers 11 ans, à l'occasion de la première communion des poupées, j'avais fabriqué le missel de ma poupée. Je l'ai retrouvé, c'est réellement mon premier livre.

Robert jubilait lorsque je lui apportais mon travail, il ne m'a jamais refusé une seule proposition. C'était l'enthousiasme. Nos techniciens, imprimeurs, relieurs nous ont soutenus avec un désir, une générosité, une inventivité sans pareil. Il ne faut pas oublier qu'il y avait parfois des tirages de 5 000 exemplaires, avec des cocasseries impensables !

Extrait du regard consacré à Odette Ducarre

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment se passaient le travail avec Robert Morel et la vie au Jas, ce village en Provence que tu as restauré pour accueillir la famille, les amis et le travail ?

Parler du Jas (une histoire d'amour) est impossible.

Cette belle histoire s'est terminée en drame, comme chez les grands romantiques allemands.

On m'avait prévenue : là où il y a des salamandres (noires tachées de jaune vif) on n'attend pas que du bonheur.

 

Que penses-tu de tout ce passé, de toute cette création des éditions Robert Morel ?

Si on me demandait de réaliser un livre, aujourd'hui, je crois que je refuserais. Cette audace se pratiquait à deux, avec un enivrement réciproque.

Je déplore que certains éditeurs ou concepteurs, sans idées, plagient maladroitement mon travail.

Extrait du regard consacré à Odette Ducarre