DONNONS-LEUR UN TOIT AUJOURD'HUI Imprimé en 1954 par l'imprimerie George Lang à Paris sur Hélio des Papeteries de Condat pour les éditions du Seuil, avec le concours des photographes: Yan et Roland Bonnet (Emmaüs) pour la couverture, Jean Prével, Roland Bonnet, Hubert de Segonzac, Géragd Marche, Zalewski Bayon-Foca, Keystone, Intercontinentale, Eclair-Mondial, Match, Alpha-Imago, Universal-Photo, France-Soir. Textes de Robert Morel de G.H.Pingusson (page 29) Plans de Spoerry à Mulhouse et Dufau à Paris, conseil graphique Raymond Gid.

" Il n'y avait pas de place à l'hôtellerie. Ils avaient demandé à l'hôtellerie parce qu'il n'y avait pas de place non plus pour eux dans les maisons.

Ce drame malheureusement est vieux comme Hérode. Ce n'est pas seulement depuis dix ans, que des jeunes ménages nichent dans des caves, que des enfants naissent en plein décembre sur la terre battue.

Mais ce qui est commun à l'Europe depuis quelques années et très particulier à la France, c'est le nombre de plus en plus considérable de ces Joseph et de ces Marie.

Il est peut-être bon de savoir que si, d'urgence, nous n'agissons pas tous, demain, nous-mêmes ne serons pas épargnés. Car toutes les maisons sont mortelles. Car il y a trop de maisons, chaque année, qui meurent, contre trop peu de maison qui naissent.

(...)

Plans, projets, lois et promesses, ministres et commissions sont incapables, seuls, de donner aujourd'hui un toit à ceux qui n'en ont pas et demain à ceux qui n'en auront plus.

Pour s'engager dans un combat, même désespéré, il faut être soulevé par quelque espérance, la plus faible étant au moins d'en tirer bonne conscience. Or les sans-logis, ruinés par les tarifs et les conditions de vie des " hôtel de tourisme " surclassés, épuisées, par de sempiternelles et dérisoires démarches, dépouillés de cette ultime dignité qui tient à un domicile fixe, frappés enfin là et comme la misère pouvait seul les frapper, les sans-logis - jeunes mariés, jeunes foyers, familles nombreuses, vieux retraités... - Depuis quelques années et en quelques années, ont été vidés de toute espérance.

Et l'on a bien vu qu'à part quelques "Castors" et "Squatteurs" - remis d'ailleurs très vite au pas - les sans-logis, en France n'ont plus la force de s'insurger, et encore moins de se défendre.

"On vient d'emmener ma femme folle. Depuis trois ans, on vivait à trois jeunes ménages dans douze mètre carrés, avec deux poupons et le troisième attendu..." En disant cela, l'homme, un ouvrier, pleurait.

"Trois fois depuis huit jours mon mari a ouvert le gaz la nuit pour nous tuer tous avec lui parce que samedi, on est expulsé irrémédiablement. On a tout tenté et rien trouvé pour se recaser... ".

Cet homme, cette femme, ce sont 10.000 personnes acculées à la même catastrophe. Ce seront 500.000 personnes dans dix ans, si le rythme et les conditions actuelles de la politique du logement ne sont pas immédiatement bouleversés. Avec l'aide de tous et chacun.

Mais à qui le dire qui l'ignore ?

Si pourtant, contre toute espérance, un espoir aujourd'hui fait vibrer dangereusement ces coeurs,

Tout a commencé parce que la maison était trop grande, et tout a commencé par ce que l'un des malheureux qui hantent les asiles avait raté son suicide. Cette histoire remonte à 1949. En quelques semaines elle est devenue populaire, légendaire.

Cette maison donc, délabrée, pillée, bourgeoise, était située à 15 km de Paris, 38 avenue Paul-Doumer, Neuilly-Plaisance.

On en trouve de trop nombreux exemplaire dans la région parisienne...

L'Abbé Pierre (né Henri Grouès, à Lyon, sur Sala) alors député de Meurthe-et-Moselle, l'avait louée et rafisotée. En fidèle compatriote du bon père Chévrier, il en ouvrit toutes grandes le portes à qui en avait besoin. Il ignorait alors jusqu'où cette disponibilité l'entraînerait.

Ses premiers pensionnaires : des jeunes gens, des étrangers, des jeunes ménages qui venaient là se rencontrer, les samedi, dimanche et fêtes. Il existe ainsi, partout, de sympathiques Maisons de Retraite...

Chaque maison a sa vocation. Celle-ci, un matin, accueillit un désespéré. Vous savez lequel. Il demeura. Sa présence en appela d'autres. Ils devinrent trois, six, dix, en deux ans.

Sur place, ils s'étaient trouvé un travail, un travail libre et juste : agrandir la maison, pur y recevoir un plus de jeunesse, un peu plus de monde, les samedis, dimanches et fêtes, et peut-être un copain de plus, que dégoûtait la vie.

En tapant les bons coeurs, jusqu'au Palais-bourbon, le Père racheta à Saint-Denis, puis à Aubervilliers, des baraques de prisonniers mises aux enchères. Elles devinrent réfectoires, cuisines, dortoirs, à côté de la maison. Les gars se faisaient la main, et se refaisaient le coeur. C'était déjà eu à voir. Cela s'appelait Emmaüs, la maison de la confiance.

De la rue, ces constructions hâtives vous sautaient aux yeux. Rien dont d'étonnant à ce que les voisins - parents, gosses et grand-père - expulsés se soient adressés au Père.

C'était décembre. On ôta le Saint Sacrement de la pièce qui servait de chapelle, on le transporta dans un autre coin de la maison. On mit l'eau et le gaz, et ce fuit ainsi Dieu qui le premier, là. Se serra pour faire place aux gosses sans toit. L'aventure s'engrena. Ce que l'on commence à accorder à l'un, il n'y a pas de raisons honnêtes de la refuser au suivant. Les suivants se suivaient de très près.

Alors, sur un bout de terrain incommode, avec des restes, les premiers compagnons d'Emmaüs et leurs jeunes amis de passage construisirent sans souffler, besoin obligeant, non pas un, comme prévu, mais cinq logements : la Maison du Pont. Elle avait 22 mètres de long sur 6 mètres de large, 15 chambres sur cave.

L'administration trouva un peu à redire, mais ce qui était fait était fait, et peuplé sur-le-champ.

Mais les autres, des centaines d'autres, sans logis, dont les hôtels bouffaient la paie pour une mauvaise chambre, se précipitèrent à Emmaüs avouant ou taisant d'incroyables détresses.

Mlle Coutaz, secrétaire permanente de l'équipe des responsables, seule femme dans la Communauté, mère et grande soeur énergique de tout ce peuple difficile, dont on ne sait comment mesurer la ténacité devant le défilé quotidien et insoutenable de cette misère des gens sans toit et sans feu, dit parfois son étonnement devant la rareté des tentations de suicide dans de telles conditions.

Une lutte devait s'ouvrir contre la mort.

Le temps de compter, le temps de discuter des plans, le temps de proposer, le temps de penser le pour ou le contre, jamais ce temps, depuis et hiver-là, ne fut accordé à l'Abbé Pierre. Il fallut agir vite, agir très vite, par nécessité, et suivant le vent.

Sans rien, sans le sou, avec seulement cette misère qui lui hurlait tous les jours dans le dos et eût empêché de dormir tout homme nanti d'oreilles, le Père, soutenu parce que poussé, acheta à crédit un terrain de 7.500 m2, emprunta, et, tous ses protégés s'y donnant à en mourir, éleva des chalets en bois. Vingt étaient prévus. Le nom de cette illégale cité aussi : Champs-Fleuris... Des enfants y sont nés.

L'Administration montra ses dents. L'affaire, il est vrai, n'était pas tout à fait en règle avec la loi, elle n'étant en règle qu'avec le besoin. Or, comme aime à répéter le Père.

C'EST LA VIE QUI DOIT CREER LA LOI ; ET LES SEULS VRAIS PLANS SONT CEUX QU'ON DECALQUE APRES COUP SUR LES EVENEMENTS.

Les évènements se précipitent. Le Père n'étant plus député, du jour au lendemain, la vingtaine   malheureux   que la vie à Emmaüs ressuscitait de la mouise était privée de l'indemnité de parlementaire qui entretenait tant bien que mal toute la maison.

C'était encore une fois en décembre. Les sans-logis avaient froid. Le Père et ses compagnons avaient faim. La fin de l'an, le Père alla mendier par les rues de Paris plutôt que de fermer les chantiers. Juste alors, parmi les derniers arrivés, se trouva un chiffonnier. Le 31 décembre 1951, cet homme reprenait pour le compte d'Emmaüs - un vieux sac sur l'épaule, un crochet à la main - son ancien métier. Ils continuèrent à deux, avec un landau déchiré. Les autres entrèrent dans le jeu.

Commençant petit, parmi les villas, en triquards, ils rencontrèrent tout de suite des difficultés avec les îlotiers, les professionnels et les boueurs. N'est pas chiffonnier qui veut ni où veut.

Abandonnant les poubelles, ils se lancèrent dans les terrains d'épandage et les gadoues, de Poumpdour à Bry, du Plessis à Bois l'Abbé, ramenant chaque jour des butins invraisemblables.

Non seulement la maison en vécut, en tirant sa propre nourriture - non seulement la maison s'agrandit passant de 30 en février à 60 en juillet, et déjà à 150 en décembre 1952 - non seulement la maison s'organisa en une extraordinaire et révolutionnaire communauté de chiffonniers : ramasseurs, trieurs, casseurs, ici la ferraille, là les os, à droite les papiers... - non seulement les équipes de volontaires du bâtiment formèrent une Société Coopérative de Maçonnerie, bien encadrée, et qui ne faisait plus seulement du bricolage - mais grâce   à cette récupération   - biffe et chine - tournée en industrie - de poubelles, des greniers, et des caves de Paris et des dons de tous ceux qu'émouvaient leur sacrifice et leur lutte, le Compagnons d'Emmaüs purent tirer de quoi acheter des terrains, des planches, des roulottes, et construire.

Vieux tuyaux, vieilles tables, vieilles soupières, vieilles bouteilles, vieilles vestes, tout était profitable, récolté, ramenés, entreposé, trié, arrangé, vendu...

Puisque sous toute expérience, il faut avancer des chiffres, voici : en décembre 1953, un curé et quelques chiffonniers, sans un sous vaillant, dans l'esprit communautaire qui convient si parfaitement à la misère et au XXe siècle, contre l'Administration elle-même, avaient fait surgrir 136 logements.

Des plus incongrus immondices, fumant encore, naquirent de petites maisons, oh ! de modestes maisons, il est vrai, au regard des urbanistes et des constructions du XVIe arrondissement, voire des embryons de maisons, cabanes, camions et tentes, aux "Champs-Fleuris", aux "Coquelicots" à l'Hay-les-Roses... à la "Pépinière" de Pontault...des maisons quand même, des vrais, des toits, un chez soi, où ce jeune ouvrier n'aura plus à murmurer :   "Vous comprenez, depuis deux ans de mariage, jamais je n'ai pu me trouver seul avec ma femme que l'été, quand on peut s'en aller coucher dans les champs... "

À partir de rien, c'est scandaleusement beaucoup ; mais face au nombre des sans-logis, c'est scandaleusement peu. Ceux-là criant toujours au secours, plus nombreux que ne pouvaient sortir les petites maisons de pierre, des chalets de bois poussèrent alentour.

Faute d'argent, faute de temps, faute de moyens, l'hiver pressant, le malheur seul commandant, l'Abbé Pierre décida d'acheter, de rafistoler et de dresser des tentes et des wagons, en guise de barrière contre la misère. Cités d'urgence, mot pour mot : Cités de détresse. Le Camp de Pompinne et les Coquelicots... ici, à Neuilly-Plaisance entre l'usine à gaz et le talus du chemin de fer, là, à Pontault, dans les bois...C'était question de vie ou de mort : loger au plus tard dans les deux jours, ceux qui en avaient affreusement besoin, petits enfants que l'hiver guettait.

Mais en janvier 1954, l'hiver renversa les pauvres et hâtives barrières que les chiffonniers bâtisseurs d'Emmaüs, souvent même contre l'opinion publique, avaient été quasi seuls à dresser.

Qui pourra dire qu'il n'a jamais tué un enfant, vingt siècles même après Hérode ?

 

QUI POURRA DIRE QU'IL N'A JAMAIS TUE UN ENFANT ?

Qu'est-ce que c'est un enfant ?

N'avez-vous jamais vu un enfant fabriquer des bateaux en papier ?

Il y a des enfants partout !

N'avez-vous jamais porté un enfant dans vos bras ?

N'avez-vous jamais eu un enfant à votre merci ?

N'avez-vous jamais tué un enfant ?

N'avez-vous jamais tué, comme Monsieur Hérode, un enfant Jésus ?

Il y a mille et une manières de détruire un enfant.

Il y a des enfants qui vont mourir de foid et de faim.

Ses enfants à votre merci.

L'histoire assez brève du monde révèle que, très souvent, les morts ont fait pour les vivants plus que les vivants eux-mêmes. Ainsi, encore une fois, la mort de quelques enfants, dénoncée par la voix d'un pauvre prêtre mangé, ancien maquisard, ancien député, chiffonnier bâtisseur, aura suffit pour soutirer de la charité du monde et plus particulièrement des Français, en quelques jours : 25 tonnes de pardessus, 25 tonnes de vestes et de pantalons, 20 tonnes de lainages, 10 tonnes de lingerie, 20 tonnes de layette et de vêtements d'enfant, 30 tonnes de matelas, 25 tonnes de couvertures, 6.000 paires de chaussures, des bottes et des pantoufles, 10 tonnes de bois, des poêles et des appareils de chauffage, 5 tonnes de choux, de pâtes et de fromage, 30 tonnes de fers de lit, 60 tonnes de mobilier, 20 tonnes de papier, 5 tonnes de bouteilles, 10 tonnes de bric-à-brac ...

 

Trois cents millions de francs sont venus aussi entre les mains de l'abbé. Ils seront engloutis dans des constructions urgentes destinées à d'autres enfants, dont les familles ignorent depuis quelques années le bon plaisir de vivre chez soi, entre soi, sans avoir froid et sans avoir faim.

Ce mouvement d'opinion unanime est sans doute remarquable. Il aura au moins démontré, preuves en main, que des enfants vivants étaient moins émouvants que des enfants morts.

Il ne faudrait pas se hâter d'en conclure qu'en la circonstance les Français se sont montrés bon Français, les chrétiens bons chrétiens, les bourgeois bons bourgeois, etc. Car de tout temps, chaque fois que sonne la trompette - et même l'Apocalypse, il y a plusieurs trompettes - on respecte une minute de silence, une minute d'émoi, une minute d'épouvante, une minute où l'on se dit : pourquoi pas moi, une minute de larmes, une minute où la vie, qu'est-ce que c'est ? une minute d'abandon, une minute ou cents francs, qu'est-ce que c'est ? une minute d'abstinence, une minute d'exaltation, une minute de folie, et s'il est vrai qu'il suffit d'une seule de ces minutes pour sauver un homme et même pour racheter le monde, il est encore plus vrai qu'après toute minute de silence, l'homme et le monde retournent le plus souvent à leurs petites affaires personnelles. Et l'on peut dire que celui qui a donné n'a rien donné, non seulement quand il n'a pas tout donné, mais tant qu'il na rien reçu.

Si la gare d'Orsay a pu devenir la Gare de l'Espérance, cave et grenier des dons de toute nature qui continuent d'affluer à l'Abbé Pierre, si les foules se pressent et sanglotent au Gaumont, à la Mutualité, dans les cinémas, les églises ou les salles paroissiales sous les appels de détresse et d'espérance du curé-bâtisseur, su les réponses spontanées vont du diamant au billet de cent francs, du débarras des greniers aux offres de service de plusieurs Mouvements Internationaux de jeunesse derrière tous ces gestes plus ou moins spectaculaires, il ne faut pas oublier que les chiffonniers d'Emmaüs ont continué et continuent, pris jusqu'aux genoux, à gratter dans les gadoues, et que les bâtisseurs d'Emmaüs, dans le gel, dans la boue ou sous la pluie, sans publicité et jusqu'à faire le sacrifice très exact de leur vie, ont continué et continuent à élever, dans la même dure pauvreté qu'hier, des petites maisons pour ceux qui n'en ont pas.

Car c'est toujours demain que commence l'aventure, cette aventure qu'on croit avoir commencée depuis longtemps, qu'on croit avoir gagnée aujourd'hui.

 

 

 

 

 

pour retourner au début du site Robert Morel