Robert Morel Maison
Cardinale,
Lettre aux gens du radeau Vous devez me détester : Je vous écris sous le soleil, toute la montagne est affraichie, car c'est à peine le jour. Nous allons grimper à mi-mont, où Monsieur et Henriette Chobaut nous attendent. C'est le quatorze juillet de France. On doit de vos côté boire et danser. Ce n'est plus ma vie. Mon quatorze juillet sera de chansons alpestres. C'est une journée qui a commencé par une messe. C'est d'avance une bonne journée. Je n'échange pas une messe contre un rendez-vous d'affaires importantes. Je ne crois pas trahir la France en allant aujourd'hui courir les bois de France, et manger des fraises chaudes, et peut-être des framboises de femmes. Là étant, ce faisant, je songerai davantage et mieux à ce quatorze juillet, - comme à la dérision de ces libertés-leurs, - ici haut, j'y songerai davantage et mieux qu'à la terrasse hurlante et suante d'un bistrot. Mais tout ceci, c'est en mon chef que je le dis. Et ceux qui peuvent vivre dans les cafés de France et leurs filles, qu'ils y vivent. Je ne suis point leur juge, dans le besoin je suis leur avocat. Vous devez me détester : Je vous écris d'un lieu privilégié, et notre curé est un saint ouvrier de Dieu. Nous avons toutes les chances de notre côté, mon épouse et moi, quoique ce ne soit point vous qui payiez notre loyer pour nous. Mais ici ne doit point m'on plaindre ; il nous serait trop facile de faire pitié. Et nous sommes en train d'espérer notre premier enfant pour octobre, ce qui est encore de la belle aventure ! Je vous demande pardon d'être plusieurs fois consolé. Cette consolation ne simplifie d'ailleurs pas notre vie, car c'est chaque jour une autre vie, et chaque matin il faut redevenir innocent. Vous devez me détester : Je vous écris comme un étranger, et mes paroles vous seront déplacées. J'ai l'air d'ignorer la souffrance du monde, parce que mes mains ne sont plus dedans, parce que mon corps n'en est plus pressuré. Mais est-ce que vous croyez que toute la souffrance du monde se terre sur le radeau, cohabite dans vos villes ? Est-ce qu'aujourd'hui jour de liberté, songeant aux vôtres perdues (et retrouvées) , vous songez à la liberté des autres, celle des émigrants juifs dans les Exodus sont interceptés, attaqués, coulés par les destroyers anglais : Est-ce qu'aujourd'hui jours de fête, songeant aux vôtre perdues (et retrouvées), vous songez aux mau-fêtes des enfants roumains, affamés jusqu'aux ongles, aux enfants grecs, aux enfants noirs, - à la longue tristesse du petit bâtard qui est né ce matin ? Ce ne sont point des défis. Ce ne sont point d'une autre part des explications. Mais lorsque Claude Morgan, le dos contre son chauffage central, rue de Courcelles, me reproche d'ignorer la faim et le froid des ouvriers, faut-il lui répondre que je me demande comment, lui, peut la connaître, et répondre que je fends mon bois d'hivers (et quels hivers) à la hache devant ma maison : Non, il ne faut pas répondre. Il a raison. C'est cela qui est terrible : c'est qu'il a raison sans en avoir la raison. Je vous écris donc contre l'équivoque. J'ai quitté le radeau, j'ai quitté les villes. Vous avez le droit de me demander des comptes. Je pose ici des comptes avec d'autant plus de force que je viens de vivre (survivre) quelques semaines à Paris, Maubeuge, Mulhouse, Lyon et Genève, et que je suis tout meurtri, non de la meurtrissure de la chair, mais de la meurtrissure du péché. Car les villes d'aujourd'hui ne sont plus seulement démoralisées, sont démoralisantes, plus seulement avilies, sont avilissantes. Chaque fois que je suis descendu dans les villes, - commerçantes, toutes les villes ; calculatrices, toutes les villes ; jouisseuses, toutes les villes, - je suis revenu abject, honteux, dégoûtant. Et comme par le jeu infernal des besoins et des décours, des appétits et des pouvoirs, par le jeu du sang à promouvoir coûte que coûte, du souvenir, de toutes les gangrènes du coeur endolori. Les Camps s'ingéniaient à asservir l'homme de l'homme, à diminuer l'homme en l'homme, à lui faire piétiner la dignité qu'ils piétinaient, oui, comme ces Camps essayaient de tuer l'âme avant le corps, - les villes honteuses par l'emploi hypocrite qu'elles font du pain, du vin, de la table, du lit, de la machine, de l'ordre, des cadres, des épidémies, des journaux, des ventes, des libertés, aujourd'hui, les villes broient avec plaisir l'homme, le corrompent par principe, le détruisent par principe. Et je hais les villes, parce qu'ils n'y a plus de place chez elles pour des hommes intacts. Et je les reçois, leurs victimes, les villains, quand ils abordent par le flanc notre maison au bord des monts, dans la frange du ciel ensapiné. - Ils ont peur d'être silencieux, ils sont hantés par des actions basses dérivés sur des rapports temporels, et stériles pour tout ce qui touche l'Eternel. Ils s'éloignent d'eux-mêmes. Ils errent dans le village et ses deux auberges borgnes, non pour entendre parler ni pour voir de près les quelques hommes qui y demeurent, là-aussi à quels périls, mais pour s'étourdir dans leurs propres histoires rougies de rires et de supériorités. Ils empestent : le mal contre lequel en toutes les villes ils n'avaient aucune prise, est leur maître jusqu'ici. Ici, ils le servent. Ils sont jusqu'ici les serviteurs du Diable, ils lui ouvrent les portes innocents des granges, ils apprennent des choses aux filles et aux garçons, ils sont payés, ils paient. Et les autres, ceux qui voient, se suicident, ou s'en vont très vite de ces lieux, - la pleine terre, - réservées à la conversation avec soi - et avec dieu, désormais inhabitable pour eux. C'est comme s'ils avaient peur d'entre dans les églises, quand il n'y a plus aucune raison d'art. Faut qu'ils soient comme des soldats, et souvent capitaines... Je hais les villes en 1947, sur toute la terre, parce qu'elles ont acheté, grignoté, étouffé les âmes de Raymond, René, Albert, Simone, Paul, mes amis. Je hais les villes pour l'entreprise définitive du Despote qu'elles ont volontiers devenues, et où je vois les meilleurs choir les uns sur les autres, devenir commerçants et prudents, lâches et mesquins, médiocres et parjures. Je hais les prisons. Je hais les lieux où par principe on ne respecte plus l'homme, son corps et son esprit. Je vous vois venir, Paul Flamant, je vous sens venir à pas de martre, quoique à pas inquiets... je vous entends susurrer : « vous n'allez pas à leur secours ! ... vous avez choisi la solution la plus facile,- celle de l'étadé... » Voyons, quand la prison (ces villes) serait un radeau de la Méduse, croyez-vous que l'évadé, l'échappé, soit plus tranquille, et plus délivrés hors du radeau que dessus ? Et, là, je ne parle pas seulement des éléments mais autant des compagnons qui jaloux d'une autonomie du salut, qui jaloux me peuvent foutre des coups jusqu'au fond de l'eau, - et je songe, les ayant encourus, aux éléments éprouvants, aux compagnons éprouvants, à mes forces éprouvantes, - risques, et tentations. Le malheur en tout ceci est qu'il n'y ait plus d'hommes. Quand je dis homme, je dis Christ. Ils chôment en toute circonstance, en tout lieu. Et si je chôme aussi, vous faites bien de me le rappeler, ce n'est certainement pas parce que j'ai rompu mon contrat de fonctionnaire d' Etat, ni parce que j'ai fui ces rues et ces boulevards cavalièrement dévoués du côté pair et du côté impair à toutes les formes du Diable, ou, si je chôme sur le chantier de la terre où la foi est en ruines, c'est plus par une absence intérieure qu'une absence extérieure. Je n'ai besoin d'être avec vous pour être avec vous. Car le corps est très faible, et la grâce très puissante. Et quand je ne suis pas en vérité dans les fers, quand je ne suis pas dans l'assistance, à mon poste, c'est qu'il y a au départ une défection de foi. Je trahis, je vous trahis quand je péche par la chair ou par l'esprit. Je vous trahis chaque fois qu'intérieurement je chois. Je vous trahis quand il manque du feu à mon asèse, de la constance à ma prière, à ces moments-là où je trompe dieu, je vous trompe odieusement : je ne vais pas à votre secours : je suis un cadavre de plus. Et je vous tire au fond. Et trop souvent. Soit. Trop souvent. Je suis pécheur. Etant pécheur deux fois, trois fois, dix fois, je suis un salaud. Dites-le moi aussi brutalement que je me le dis. Mais hors cette incapacité, cette insécurité de mon salut, je ne suis pas absent de vos peines. Je pense à vous. Je pense plus réellement à vous tous sur le van des montagnes, qu'au milieu de vous. Car dans votre arène, - ce radeau - , où vous multipliez les liens on pour mesurer vos forces ou devenir des héros, - ce temps-là aussi est mort, dépourvu - mais parce qu'il y a aussi un vice à se laisser dévorer par les lions avec l'assurance médicale et sociale de ne point souffrir sur le coup, - dans cette arène je serais par force pour vous ou contre vous. Ce pour et conter n'est pas ma vie. Je veux rester avec vous tous, de quelque nation que vous soyez, que vous ayez fait. Je hais les villes de tout mon coeur, mais je n'y peux rien : elles sont, et vous y êtes, et je n'y suis plus depuis le jour où elles ont joué avec mon coeur, et joué à la marelle avec ma conscience, le poussant vers la fosse commune. Je n'y suis plus, et c'est pour moi une libération. J'y ai mis le prix, prie avec le même coeur pour, et je prie avec des Allemandes, de Anglais et des Russes, de Juifs et des protestants. C'est par exigence chrétienne que je suis ici en état de méditation et de prière, et j'y mets encore le prix. Mais ne croyez pas que je sois devenu un saint, si je suis devenu un miraculé. Il y a partout des montagnes, des fleuves et des Echelles. Partout l'ange gardien, et partout l'ange des ténèbres. Ce n'est point à la tentation que j'ai échappé, je continue à me battre avec, tous les jours, et peu importe le décor ! - j'ai échappé au péché : je ne suis plus complice du péché : je ne suis plus complice du péché, je ne m'arrange plus avec lui. Et je songe avec un sentiment de deuil à vous qui mangez le péché, et qui lui trouvez bon goût, à vous qui riez avec le péché comme avec un bon convive, à vous Paul Flamant qui jugez indispensable à l'oeuvre et à la vie d'être pleinement pècheur. Je porte le deuil de mes amis enténébrés, ensorcelés, à Paris, à Berlin, à Grenoble, à Londres à Bar-leDuc... Je prie pour leur conversion, je prie pour ceux qui me détestent, je prie pour tous les gens du radeau au radeau refugiés, sur le radeau par commerce ou par postoltat. ... Ont préféré les associations aux communautés. Et ici, à mon tort, ne suis associé ni à une banque, une affaire, une usine, ni à des ouvriers, des riches, des politiques, des gouvernants, ni à une propriété, une culture, un Parti, un à un Général, un à un souvenir, ni à une France, à la France, à l'Europe, - je me trouve commun, je veux me trouver comme. Un avec tous les hommes de toute la terre, avec tous les hommes de toute la vie. Voilà la vérité. Je une maison ouverte à tout pèlerin, à tout prisonnier, à tout persécuté, à tout homme qui en a envie ; et vous, vous me détestez, ils me détestent, parce qu'ils ne veulent plus de Christ. |
|||