Tripot n°15, édition utovie. Robert Morel et ses"réponses à une question sur l'écriture

Réponses à une question sur l'écriture

(ces réponses n'étaient pas destinées, primitivement à être publiées. Elles répondaient à la question : « pour moi, qu'est-ce que l'écriture », que venait de me poser Claire G. Quelques jours après, Jean-Marc Carité me posait la même question. Coïncidence ? J'en ai extrait ce qui pouvait être lu par tout le monde.)

L'écriture est une partie - une fonction   - intégrale de ma vie ; au même titre que le repas, et la respiration.

Je n'écris pas pour communiquer, mais pour exister. Si l'écriture m'est un instrument de communication c'est ensuite, après. Le regard, le geste aussi ; après.

L'écriture est avant tout, pour moi, une expression - une forme - données à ma réflexion logique, dirigée ou spontanée, à mon premier usage, usage primordial. Elle me recrée. J'aime me relire, pour me suivre ou me retrouver. C'est mon image, dans une sorte de perfection, et dont je sais que je n'assure pas totalement le contrôle. Je m'y surprends donc. Cette écriture n'est pas basée seulement sur un vocabulaire, et une grammaire - qui peuvent y être pris en défaut volontaire ; Delteil est coutumier du fait - mais sur mon vocabulaire et ma grammaire, et sur une géographie de rythmes, de sons, d'images, de diverses que peut s'y prêter ma sensibilité profonde (autant dire : originelle) ou passagère (provoqué par l'immédiat).

L'écriture est avant tout pour moi un acte de création. Qu'elle soit comprise ou non par l'autre ; qu'elle soit lue par l'autre n'est ni son problème ni le mien, ni la condition de son existence, ni sa raison d'être.

J'écris d'abord pour écrire. J'écris pour m'entendre, et non pour être compris.

Qu'on fasse de mon écriture l'usage qu'on voudra - ce ne sera jamais mon usage ! - n'a pas d'importance au niveau de ma personne indivise, et solitaire. Qu'elle devienne ensuite un acte social m'intéresse.

1. L'écriture est pour moi un moyen de communication privilégiée - plus que la parole, par exemple - parce que j'en ai la pratique, que j'en connais assez bien les limites, et les pouvoirs.

2. Je l'appellerai l'écriture artificielle, pour la distinguer de celle qui ne doit rien qu'à moi-même, et que j'appellerai l'écriture naturelle.

3. L'écriture naturelle est de plus en plus souvent dénaturée, par la nécessité où l'écrivain se trouve (ou se met) de communiquer dans les meilleures conditions commerciales possibles, ou dans une perspective politique et d'efficacité. Les oeuvres littéraires sont rarement, aujourd'hui, des oeuvres naturelles, donc des chefs d'oeuvre.

4. L'écriture utilisée comme moyen de relation avec les autres, dans le temps et l'espace, est une écriture artificielle : elle maquille son propre vocabulaire - sauf coup de force - pour se faire comprendre, ou entendre, soit en jouant sur les tics et le vocabulaire de l'autre, soit en usant de conformules et conventions. J'use moi-même dans ces relations d'astuces, de coquetteries, d'hameçons, de poil à gratter, et de forces plus subtiles et plus dangereuses (forces et pouvoirs éprouvés dans l'écriture naturelle, apparentables à la magie) : la construction où agit le son, le rythme, la calligraphie et l'imagination.

Il m'arrive parfois, mais c'est rare, de faire coïncider l'écriture qui m'exprime à l'écriture qui correspond. Cela suppose que la confiance fait à l'autre soit totale, sans peur et sans restriction, et que j'en accepte tous les risques (il n'y a pas de risques pour l'autre, puisqu'il les ignore).

J'aime écrire dans cette double perspective : moi pour moi ; moi pour toi, et pour eux. La jouissance est à l'état pur dans le premier cas : elle persiste (elle a un goût d'éternité). Elle est troublée par des goûts et des plaisirs divers : elle est éphémère (elle a un goût de péché, - de mal, de puissance, d'abus, de contrainte et de dictature), dans le second cas.

L'écriture masque et ment à volonté ; blesse et outrage ; flatte et caresse ; ensorcelle et ordonne. Je m'en arme. Tout peut être ainsi détourné de sa nature, et utilisé à des fins bonnes ou mauvaises, amoureuses ou perverses ; l'écriture, comme tout le reste.

J'écris à Dieu. J'écris tout à Dieu ; j'écris rien aux hommes.

NOTES ILLUSTRATIVE DE CE QUI PRECEDE :

1./ Dans la calligraphie - lisible, illisible, deux niveaux de lecture - de l'écriture. Le divorce entre l'expression de soi-même - incommunicable, en réalité - et le goût ou la volonté de communiquer est flagrant quand une lettre (donc adressées à l'autre) est   illisible. Rare est le souci du scripteur de rendre tous les signes lisibles ! (si ce n'est que la confusion la plus entretenue, celle des n et des u).

2./ TIREZ se lit à l'envers de la porte vitrée : ( ici on voit un TIREZ à l'envers ), et c'est ce qu'on fait avant de s'apercevoir qu'il eut fallu traduire par « Pousser ». D'où l'usage circonspect de l'écriture, en toutes circonstances, si j'ai un conseil à vous donner ; car malgré les apparences d'invariance et d'autorité, l'écriture n'est pas sûre.

3./ L'éditeur, en conclusion, est bien obligé d'avouer qu'il n'y a plus, pour lui, d'écrivains français vivants en dehors de : Delteil, Michaux, Gracq, Claude Simon, René Char et Joseph Joliet.

Robert Morel

 

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