On parle beaucoup de décadence du romand français devant les succès de tirage des romans américains par exemple. On pourrait discuter, et rappeler aux critiques gâteux, aux libraires myopes et au lecteur moyen qu'en fait, les quatre ou cinq livres étrangers qui connurent ces temps derniers un succès fabuleux en France (comme ailleurs) ne le durent qu'au scandale, un scandale acquis sur les moeurs ou sur la politique. Et qu'après tout les autres romans étrangers virent leur ventre stationner entre 5 et 15 mille exemplaires, comme la plupart des romans français. Dans la discussion on pourrait jeter, - si l'on veut tant convenir que le nombre fait le talent, - que les oeuvres de Charles Plisnier, Jules Romains et Thyde Monnier on des tirages très très respectables. --- Mais je ne veux pas discuter, et ne le peux, - il paraît que je suis romancier. L'étant, je me demande plutôt pourquoi y-a-t-il divorce ; pourquoi critique, libraires et public refusent-ils une audience aux jeunes romanciers français, pourquoi nos romans ne valent-ils rien ! Il me semble bien que c'est parce qu'à priori on ne veut pas livre ces romans-là, qu'ils ne répondent pas à ce que critiques et public désirent de nous. Est-ce à croire que nous manquions d'exigence ? Non, le divorce est que nous n'avons plus les mêmes exigences, les mêmes préoccupations, - les mêmes devoirs. --- Qu'on nous accorde au moins de crédit de sincérité. --- Il est regrettable que dans ce divorce, il n'y ait point eu encore de dialogue possible, mais toujours deux monologues revendicatifs et haineux de chaque côté d'une porte qui ne s'ouvre pas de la sorte. Je vais avoir l'air de monologuer à mon tour malgré moi, mais c'est avec le fervent désir d'expliquer, voire de justifier, une conception du roman qui paraît dérouter le public d'aujourd'hui, - si déplaire est dérouter. Si j'insisterai c'est parce que jamais le roman ne fut autant qu'aujourd'hui, dans sa forme et son fond, destiné à l'usage des contemporains. --- Nous sommes terriblement faits l'un pour l'autre. Et ce n'est pas une question d'argent ou d'alliance pour le salut du franc et contre un voisin ou une Nation, mais d'un pacte à la vie à la mort pour le salut de l'homme. --- Vous allez dire, béquillards des ténèbres, que je me jette dans les grands mots. Certes, il n'y a plus que des grands mots. Le pape est un grand mot. La Charité est un grand mot. Le pain est un grand mot. La justice est un grand mot. Il s'agit pourtant dans la faillite de ces grands mots bafoués, de raccrocher le monde, de redonner au monde des hommes un sens, une boussole, un bâton, une raison de vivre et de mourir qui ne soit plus aussi fallacieuse que l'idée même de Patrie. A cette tache de salut public une génération de jeunes écrivains français de dévoue corps et âme. Je songe à ceux allant de Marthe Meyer à Michel Seuphor, de Jean Cayrol à Anne Jacques qui ont choisi, - avec tous les dépouillements que suppose ce choix, - l'ultime croisade de l'esprit. --- Et leurs romans comme les miens, - plaise à Dieu ! sont devenus des exercices spirituels. --- C'est une réponse à la parabole de l'économe infidèle : les enfants des ténèbres ne sont plus seuls à manier les armes, et les enfants de la lumière écrivent aujourd'hui des romans ! --- Ce n'est pas drôle pour le public, j'en conviens. Non que ces livres-là sentent le patronage, la Bonne Presse ou la Morale. --- La Morale est la plus belle grimace du Diable ! --- Non, ces romanciers et leurs romans connaissent l'homme, sa vie, - mépris, mesquineries, joies de vingt sous... - ; et leur violence, dans les domaines du réel et de l'imaginaire, aurait quelque chose de superficiel si cette violence n'était elle aussi nécessaire pour réveiller ces espèces de morts que sont les hommes du XX°siècle. --- Un  « Pain de chaque nuit » (I) de Marthe Meyer, un « Visage de Senlis » (2) de Michel Seuphor, un « Je vivrai l'amour des autres » de Jean Cayrol (3) attaquant la vie par ses petits et ses grands cotés, et l'éclairent du même franc éclairage, - celui du chirurgien. Il est d'ailleurs significatif que ces romanciers, - qu'on n'appelle plus chrétiens quoiqu'ils soient essentiellement chrétiens, soient mal vus par les bien-pensants et les Directeurs de Séminaire ! --- Si ces livres   ne sont pas drôles pour toi, public, c'est parce qu'ils sont indiscrets, qu'ils te dérangent, qu'ils vont un peu plus loin que les autres, qu'ils t'inquiètent, qu'ils ne te laissent pas la conscience tranquille... Et tu les évites. --- Ainsi notre programme est ce procès d'un monde et d'une civilisation de soldats, banquiers, mercenaires et moutons. Et l'exaltation d'un autre monde. J'appelle ça un exercice spirituel, car nous romancier sommes les premiers en jeux, les premiers confessants, pénitentes et exaltés. Des espèces d'annonciateurs d'une éternelle bonne nouvelle... --- (...) --- (I) Edition Julliard.   (2) Editions du Pavois.   (3)Ed. du Seuil.

       

un texte de Robert MOrel

 

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