«
(…) C’est nous qui sommes main droite et main gauche ; homme des
champs le dimanche et homme des villes le lundi ; prolétaire et roi
; artisan, artiste et ouvrier ; etc.
Cette mise au point entre les fonctions et les activités, entre les
objets et leurs différents et variables usages, me tenait à
cœur directement parce que j’entends depuis huit ans pas mal d’absurdités
à propos de notre maison d’éditions, et de nos productions.
Nous travaillons en effet non dans la capitale de notre pays, ni même
dans un village de province, mais franchement hors de toute agglomération
et pourtant dans des perspectives que je crois très modernes. C’est
l’illustration même de ce que la main et la machine peuvent obtenir
quand elles ne se tournent pas le dos, ou ne se tirent pas dans les pattes.
Les livres que nous fabriquons font appel aux techniques actuelles d’impression,
de brochage, de reliure, et autres procédés vont nous espérons
toujours rester à l’affût ; en même temps nous y
associons des artistes dont l’inspiration garantit notre présence
dans le monde contemporain, - Comme témoin et comme animateur (le mot
visionnaire qui conviendrait mieux, est trop pompeux).
Nos livres ne sont pas des livres-objets comme des imbéciles se plaisent
à dire, pour s’en débarrasser et s’en dégager.
Ce sont des objets qui sont des livres, et qui sont fabriqués selon
les moyens du temps et les règles de l’art.(…) »
Robert Morel,
préface à « la main et la machine »
de Jacques Anquetil
«
Je voudrais tout de suite dissiper un malentendu : ce ne sont pas des livres
extraordinaires. Qu’ils aient un miroir, de la laine, ou du sable incrustés
dans leur couverture, qu’ils soient maintenus fermés par une
ficelle, un bouton-pression ou une chaînette, qu’ils soient farcis
de gloses, qu’ils soient imprimés sur du mauvais papier d’emballage,
sur du pur chiffon d’Auvergne, de la soie de Chine ou des offsets déclassées,
qu’ils aient la forme d’un demi-cercle, d’un cercle parfait
ou d’un triangle équilatéral, qu’ils aient été
composé en Garamond classique, en Bodoni volontairement usé,
en Dante pour la première fois en France quand le caractère
y fut fondu (et seulement trois personnes en France s’en sont aperçues),
ou avec les dernières Initiales dessinées secrètement
dans un couvent pour le seul plaisir de Dieu et de quelques moines par le
fameux typographe hollandais Van den Kripen, ce ne sont quand même pas
de livres extraordinaires. Ce qui est extraordinaire, c’est que les
autres éditeurs du XXème siècle n’en fassent pas
autant.
Car nos livres appartiennent à la tradition.
Permettez-moi de rappeler cette tradition. Le premier livre que l’on
ait retrouvé contient 108 pages, toutes numérotées. Il
a été cousu par cahier de 18 pages.Il est en papyrus.Il date
du IIIème siècle. Il s’agit d’une Bible en grec.
C’est un chef d’œuvre.
Chaque livre était alors un chef d’œuvre.
(…)
J’aime la vitesse. J’aime l’espace. J’aime ce qui
n’existe pas encore. J’aime vivre. J’aime que mes livres
vivent eux aussi et qu’ils soient un exercice permanent de liberté.
Je les construis pour ça. Parce qu’un livre, c’est comme
une maison, comme une habitation. Ce n’est pas l’occupation, sur
le tas, de signe typographique. Non. C’est la connivence de l’encre
et du papier.Ca ne ressemble pas au métro ni aux embouteillages aux
heures de pointe.Ce n’est pas le plus possible de marchandise dans le
moins possible d’espace, sous prétexte que les survivants n’ont
ni temps, ni place. n livre c’est comme une habitation. Le lecteur va
se mettre à vivre dedans, pendant quelques heures, et parfois toute
une vie.Le lecteur, dans un livre, doit emménage, s’installer,
s’asseoir, rêver, rester debout, éteindre la lumière,
faire l’amour, s’endormir, recommencer. Un livre n’est pas
seulement la division logique des longueurs et largeurs d’une feuille
de papier compte tenu des longueurs et largeur des machines qui le fabrique,
qui l’impriment, qui l’assemblent, qui le lient : c’est
un espace harmonieux, comme un morceau d’horizon ou de terre, concret,
parfait, chaque fois unique, dans lequel certains mots choisis vont avancer
et vivre.
J’aime penser au comportement parfois insolite de mes livres dans les
maisons et les maisons de ceux qui les achètent. Non, je ne fais rien
d’extraordinaire. Je m’amuse beaucoup. Et je rêve d’apprendre
un jour qu’un lecteur, à cause de l’un de mes livres, n’aura
pas pu continuer à vivre dans son appartement (ou son costume) et qu’il
se sera mis à se construire une nouvelle maison, tout autour (ou un
nouveau costume). Car chaque livre est un nouvel espace, créé
par l’homme, pour l’homme.
Pour que chaque homme, chaque fois, soit mieux un homme, soit mieux heureux.
Et c’est tout ce que j’avais à vous dire, pour justifier
un peu ce que je fais. »
Extrait de la conférence de Robert Morel donnée
à Milan et Turin vers 1969 à la demande de Luigi Cesare Maletto,
spécialiste de la typographie. Dans « Robert Morel un éditeur
joyeux quarante ans de drôles de livres »
"Prenez
garde.
Tout livre, autant que tout objet, que vous introduisez dans le lieu que vous
habitez, apporte un double poids de magie, envers lequel, nous sommes devenus
bien démunis. Qu'il soit oeuvre d'imagination ou d'information, dans
votre chambre ou abandonné au grenier, chaque livre est chargé
d'une énergie originale qui reste toujours à l'affût,
qui peut à tout moment entraîner un lecteur dans son labyrinthe,
qui suinte, qui est réellement présente, vivante, active, comme
le vin dans la cave et les confitures dans le placard. Ajoutez-y son format,
son poids, sa pagination, sa typographie, sa mise en page, la distribution
des blancs, sa construction … même si tout cela n’est plus
très bien réfléchi et calculé, dans un siècle
qui, il ne faut pas avoir peur de la dire, n’a plus beaucoup de nez,
d’oreille, d’yeux et même de ( ? ) et vous avez un objet
de magie.
Prenez garde.
Nous sommes assaillis d’objets mauvais. Exigez des éditeurs et
des librairies des livres qui, dans tous leurs usages, vous soient bons. Je
garantis les miens. R.M. »
Texte manuscrit de Robert Morel (Collection Odette Ducarre).
Tiré de Gryphe, revue de la bibliothèque de Lyon, 1er semestre
2001.
«
Le travail un peu fou et désordonné, avec quelques claques et
quelques couacs, que j’ai conduit depuis vingt ans, ne m’est devenu
clairvoyant que depuis quelques mois. Je publiais des livres pour respirer,
pour marcher, pour manger, pour regarder, pour entendre, pour aimer…
J’appelais cela l’inventaire et l’exaltation de la vie quotidienne.
Je ne peux mieux dire aujourd’hui. ( …)
Mon travail d’éditeur, tel que je le veux, après vicissitudes,
sera de connaître, faire connaître, découvrir, étudier,
apprécier tous les aspects de la vie quotidienne, actuelle et passée,
c’est-à-dire voir et regarder, entendre et écouter, sentir
et goûter, peser et photographier, décrire, transcrire, mesurer,
savourer les petits gestes, les petites choses qui font la couleur, la forme,
le mouvement l’odeur de la vie de tous les jours.
Essais ou romans. Poèmes ou documents. Arts et gastronomie. Albums
ou témoignages, toutes les disciplines de l’expression sont ici
sollicitées et permises, œuvres anciennes, oeuvres modernes, oeuvres
étrangères.
Ce programme recouvre et prolonge une partie de ce que je produisais depuis
vingt ans. Je n’ai plus guère de temps devant moi pour gambader,
en arrière, dans la marge, ou pour participer à des actions
violentes qui furent toujours détroussées et récupérées
par des techniciens en politique.
À la limite, tous les livres que je publierai constitueront un abécédaire…
En publiant la création des hommes, sous toutes les formes où
elle s’exprime – la fourchette, la chaise, la chanson, la poupée,
le mensonge, la tarte ou la rose – c’est la dernière et
la meilleure manière qui me reste pour inviter chaque homme à
en faire autant, là où il est, ou tout au moins l’aider
à retrouver une parcelle de son bonheur, de son honneur, détruits
ou ensevelis, mais qui ne peut pas mourir…
La création du monde est continue. »
Robert Morel, dans « Robert Morel Editeur »
de Marcel Garrigou
"Sachez laisser vos livres en vacances: offrez-les.
Comme votre peau, la peau d'un livre.
Un livre doit devenir un objet aussi personnel qu'un sac, qu'une veste ou qu'un paquet de cigarettes (observez comme la forme des paquets de cigarettes change selon leur propriétaire). Un livre neuf reste anonyme: il n'a pas servi, il n'est pas vivant. Usez vos livres. Patinez-le. Havillez-le. Les teintes passées sont encore très belles. Gonflez d'herbes sèches "le livre de bonnes herbes". Glissez des cheveux blonds de vos connaissances dans "Mélusine". Faites colorier par des enfants les dessins du "livre des confitures". Parfumez la "célébration de la lavande"...
Robert Morel, août 1967, lettre du Jas
"Je ne vous connais pas, qu'avons nous donc à faire ensemble? Je fais des livres comme d'autres taillent des robes, bâtissent des maisons, cuisent une tarte aux pommes, célèbrent la messe ou inventent la bicyclette et l'électricité, pour vous. Je fais des livres pour vous. Il n'y a pas d'autres raisons. Il n'y a pas d'autres secrets."
Robert Morel Editeur 1969 O 22 HS
Dans l'après guerre 39-45, Robert Morel était romancier, ici il pousse un coup de gueule
Correspondance avec René Julliard
Editer des livres, pour Robert Morel, c'est aussi éditer des gens, ici André de Richaud.
« Les livres des Editions Robert Morel se distinguent d’abord par des thèmes récurrents (la spiritualité, la gastronomie et la littérature) mais surtout par des formats inusités dans l’édition. À cela s’ajoute une véritable sensibilité aux matériaux, qu’ils soient nobles ou communs, riches ou pauvres, durs ou mous, lisses ou rugueux, froids ou chauds, moderne ou anciens. Rien de gratuit pourtant dans toutes ces bizarreries éditoriales, mais de véritables recherches pour qu’une forme puisse d’adapter et d’identifier au texte. »
Extrait de « Célébration
de Robert Morel. Présence de l’inventeur de la collection «
Les O » à la Bibliothèque » de Philippe Rassaert,
dans Gryphe, Revue de la bibliothèque de Lyon, 1er semestre 2001.